Vann Molyvann: Lettres de Vacances

Featured image par Jonathan Körner sur Unsplash

Première Lettre.

« Vieux Copain, 

« Ça y est, c’est le grand départ.

« 8 heures du matin. J’ai aperçu les Alpes fantastiquement bleues, avec des nuages au sommet faisant des caches blancs. Les Lacs ensuite, avec leurs rochers bleus et gris. 

« Modane : opérations de douane interminables ; les douaniers italiens sont habillés comme des généraux, avec des décorations de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. 

« Enfin, voici l’Italie. Comme par hasard, sur ce versant des Alpes, le soleil se met de la fête. Sur les routes, des cyclistes roulent à fond de train pour nous rattraper. Impression d’évasion et de libération brutales, après la grisaille de lacs, à la vue de ces paysages qui libèrent des couleurs explosives et sonores… 

« 15 heures. Nous voici arrivés à Gênes. La ville est bâtie sur une colline, avec des rues étroites, de vrais coupe-gorges, et dans le quartier commercial, un luxe de lampes vieilles et très respectables. La cathédrale de Gênes avec ses pierres blanches alternées de bandes de marbre noir donne un effet assez grandiose. Une loggia pittoresque à souhait orne la place St-George. Attenante à cette loggia, nous avons trouvé une petite cour intérieure très sombre vers le bas, avec un dégradé de lumière arrivant d’en haut, tout cela formant un paquet de silence au milieu des rues grouillantes et animées.  

« Première prise de contact avec les Italiens. Ils parlent beaucoup, étalent des uniformes impeccables et les agents de police aux carrefours font de grands gestes de chanteurs d’opéra. Gênes, très cosmopolite, offre un spectacle de linges sales étalés sur les fenêtres, de boîtes de nuit interlopes avec des filles et des marins de passage dotés de mines patibulaires. 

« 1 h 05 du matin. Nous quittons Gênes pour Florence. 

Une ruelle de Gênes (Erin Doering sur Unsplash)

« C’est un drôle de sport de voyager dans les wagons italiens. Les autochtones palabrent sans interruption et leur éloquence éloigne le sommeil comme de l’orthédrine. Ils parlent de tout, racontent leur vie, celle de Mussolini, vive le Duce !, etc., etc. Et cela fait un bruit de moulin à café qui vous réveille chaque fois en sursaut, si vous avez le malheur de vous assoupir un moment. 

« 8 heures du matin. C’est Florence. 

« Première visite. Nous déambulons sur l’Arno, dans le palais Pitti, dans les jardins Boboli… Voici le Dôme, le Baptistère, avec les célèbres porches de Ghiberti. Entre deux rues, deux pâtés de maisons en ruines, j’ai pu apercevoir de petits cloîtres ravissants, la maison de Dante, l’église Or San Michel avec des niches et des statues de Jean de Bologne, la loge des Lances, le Palazzo Vecchio qui a une toute petite cour rose, le Marché Neuf qui n’a pas d’échelle du tout (je croyais qu’il était beaucoup plus petit)… l’Arno qui traverse Florence est sale à un degré invraisemblable. Cependant, des gosses s’y prélassent comme des pachas. « Bagnarse e morire » (se baigner et mourir).

« Il n’y a pas un coin de Florence qui n’ait pas son charme. L’aquarelliste est à l’affût, la découverte est perpétuelle et être chasseur d’images est un put dilettantisme. 

« Les grandes places modernes sont « pompiers ». Les Italiens adorent les arcs de triomphe et par amour du grandiose les surélèvent le plus haut possible. Naturellement, les Italiens se placeront au milieu. L’ensemble servira de cadre à leur apothéose. 

« Beaucoup de touristes, des Français surtout. Une fois, nous étions assis sur les marches de l’église Santa Maria Novella, et nous vîmes passer un groupe qui parlait français avec animation. Un de mes camarades se mettait à imiter les colporteurs italiens et à poursuivre de ses assiduités… de colporteur, une jeune fille. Celle-ci ne comprenant pas un mot d’Italien, répondait timidement : « non, merci ». L’histoire se terminait par un grand rire général et une promenade collective des deux groupes qui avaient fusionné. 

« Une italienne voulait à toute force me prendre pour un Japonais, à cause de mon képi sans doute : « Vous n’êtes pas Japonais ? Alors, vous êtes Chinois. » Et commençait un long laïus sur la culture en Chine Mao Tsé Tung, Tchang-Kai-Tchek, les voyages de Marco Polo « une grand Italien », et Confucius « un grand Chinois ». J’avalais pendant ce temps un bonbon et nageais dans la haute atmosphère de félicités que peut procurer une pastille à la menthe, pendant les périodes de sécheresse. »

Deuxième Lettre.

« Toujours à Florence.

« Nos voisins de camp ont une vielle Panhard qui, par son aspect peu reluisant et préhistorique, doit à peine tenir la route. Tout notre campent fait l’objet d’une intense curiosité de la des Florentins, qui se donnent rendez-vous là comme à un cirque. Ils se refusent d’ailleurs à croire que la fameuse Panhard puisse partir de Paris pour venir jusqu’à Florence et prétendre rejoindre plus tard Venise.

« Nous avons fusionné avec le groupe de campeurs de la Panhard et nous sommes maintenant en tout huit jeunes gens décidés à prendre d’assaut les marchands de glace et les tramways.

« Il faudrait voir ces huit individus absolument hirsutes, débraillés jusqu’à la ceinture, chaussant des espadrilles de toutes les couleurs, il faudrait les voir déambuler dans les rues de Florence à la queue leu leu comme… une frise de Donatello. Ces jeunes ont jusqu’au plus profond d’eux-mêmes le complexe du « canulard » ; ils marchent partout au pas cadencé et à la fille indienne, le long d’une voir de tramway ou le long d’un trottoir, un pied sur le rebord, l’autre dans la chaussée. Si un Italien s’avise de les regarder d’une façon un peu outrée, toute la file s’arrête automatiquement et d’un même mouvement mécanique les huit têtes se tordent plus ou moins aphone. Généralement, celui-ci n’insiste pas et tire ses grègues à toute allure. 

« Hier après-midi, c’était la sortie de la Panhard. Les huit s’entassent dans la petite voiture qui devrait contenir tout au plus six occupants, et dans un nuage de poussière, elle filait vers San Miniato. Les feux rouges et les sens interdits furent brûlés à toute vitesse. A chaque virage, huit bras de toutes les couleurs se tendaient et les chansons ne faisaient pas défaut. 

« De retour au camp, excédée par l’indécente curiosité des Italiens, une des jeunes filles du groupe enlevait sa casquette et faisait la quête. Cela n’avait rien donnée, comme on devrait s’y attendre. 

« Toute notre journée se passe en visites de musées et de monuments. Les caméras et les kodaks mitraillent à qui mieux mieux le Palazzo Vechhio qui change de physionomie à tous les moments de la journée. La tour du palais étale, de tous les points où on regarde, ses grâces de vieille coquette photogénique. 

« Visite du cloître St-Marc : patio avec arcades ; au milieu un arbre magnifique et une fontaine, le tout baigné dans une lumière éblouissante. Les cellules des moines sont petites, avec des fenêtres minuscules. Il y a là des tas de souvenirs de Savonarole, le prêtre fanatique qui fût brûlé vif, place de la Seigneurie. L’ambiance est morbide, à force d’ascétisme. Il y a, dans ce cloître, de fort belles collections de Fra Angelico, des primitifs italiens dont quelques-unes ont une verve étonnement surréaliste. 

« Autre musée : belle cantoria de Della Robbia, de belles plaquettes en haut relief représentant des groupes d’enfant priant, chantant ou dansant, une frise de Donatello qui accroche merveilleusement la lumière, d’immenses livres de chœur illustrés avec beaucoup de finesse et surtout de grandes statues de Donatello puissantes et ascétiques qui regardent avec dureté. Le clou de la visite d’hier était le musée de l’école des Beaux-Arts. C’était l’apothéose de Michel-Ange, celui de David et celui des immenses blocs de pierre, ébauches inachevées. Une pietà, en particulier, montre nettement la composition : jeu de lignes courbes liées d’une façon continue, et les pans de lumière et d’ombre contribuent à souligner puissamment cette recherche linéaire. Ces ébauches sont remarquables à étudier. L’inspiration y crée sa forme première et pétrit la pierre encore non plastique, alors que sur les œuvres finies le regard s’attarde davantage sur le détail, sur l’anecdote et ne saisit pas du premier coup d’œil l’intention originelle, l’idée créatrice. 

« Nous avons beaucoup peint et dessiné. Je me bute d’une façon décourageante pour rendre cette lumière d’Italie si légère et si violente à la fois, si colorée et si passionnée…

« Florence, comme Gênes, a des rues excessivement étroites, et, au bout, brutalement, des magasins modernes du dernier cri. Tout est américanisé. Cinéma en plein air, salons de coiffure avec musique, milk-bars, et une profusion abusive de lampes fluorescentes en technicolor à tous les coins. 

« Mais à côté de cela, il y a des coins d’ombre, de sombres ruelles vaguement éclairées, il y a l’Arno, léger et calme. J’ai toujours eu du plaisir à contempler les reflets des lampes dans l’eau, je regardais silencieusement l’Arno couler, strié de reflets, sous un ciel sans étoiles. Le Ponte Vecchio éclairé par la vague phosphorescence de l’eau a perdu son caractère de pittoresque. Il devient fantomatique et d’une étrange irréalité… 

« Il m’a paru presque un sacrilège d’entendre par vagues une musique de jazz à l’accordéon, dans une boîte de nuit pas loin de là. 

« Florence la nuit es fort pittoresque. Les monuments sont discrètement illuminés par des projecteurs disposés en hauteur qui dispensent une lumière uniforme et soulignent par de petites ombres les reliefs et les creux. Il n’y a aucune recherche de l’effet à produire, comme à l’Etoile ou au Sacré-Cœur de Paris où les projecteurs placés même le sol plaquent un violent dégradé de lumière de bas en haut et où l’effet est franchement théâtral. »

Ponte Vecchio (Tobias Fischer sur Unsplash)

Troisième Lettre.

« Nous avons fait une promenade à Fiesolles, à quelques kilomètres de Florence. Des vues splendides sur la ville : une dégringolade du gris bleu des oliviers ponctuée de taches vert foncé des cyprès et des pins découpant leurs silhouettes sombres sur des terres d’un rouge sonore. Et sur tout cela une poussière de soleil couchant qui vibre légèrement comme dans un tableau impressionniste. Fiesolles est sur une colline. Il y a de fort piteuses ruines de théâtre romain et des échappées splendides vers la vallée. 

« La promenade sur la route en lacets est un délice. L’air est merveilleux de légèreté. Nous montions sur une esplanade. Et là, d’une arcade sombre, nous voyons toute une vallée de maisons superposant des cubes et des parallélépipèdes blonds, blancs, ocres, rouges, que le soleil jaune chrome réchauffe et que soulignent en contraste brutal les stries noires des cyprès et des pins. Le spectacle est unique. Le cubisme est réel et coloré. Trois touristes isolés s’imprègnent de cette ambiance. Première attitude : l’un d’eux, d’une main fiévreuse peint. Deuxième attitude : le second écrit. Troisième attitude : le dernier reste là, bras ballants et silencieux. Tryptique de la communion humaine dans une atmosphère de poésie et de beauté.

« Sur cette même esplanade, une petite église et `s travers une grille, deux petits cloîtres fleuris par une profusion lyrique et désordonnée de couleurs, un éclairage unique, une ambiance de sérénité réelle, solide, presque palpable. Je t’assure que devant ce spectacle, je ne sais vraiment quoi dire. Je me sens tout petit et affolé à la pensée que jamais aucun architecte moderne n’arrivera à réaliser cette atmosphère qui est née là par miracle, sous un ciel béni, dans un pays merveilleux. Tout a béni, dans un pays merveilleux. Tout doucement, les orgues se mettent à résonner. Un couleurs. Aucune description humaine ne pourra traduite cette couleur-vue, couleur-sensation, couleur-mysticisme, couleur-poésie. La perfection est atteinte. 

« Malgré tous ces superlatifs, je n’arrive pas à retranscrire cette vision avec toute sa vivacité et toute sa réalité. 

« Cependant tout a une fin, il fallait rentrer. Aucun de nous n’a parlé. A quoi bon ! ce cadre nous a dépassés. »

Quatrième Lettre.

« Il y a tant de choses à voir à Florence même. Les jardins Boboli, d’une ordonnance basée sur des axes de symétrie, l’Isoletto avec une magnifique statue de Jean Bologne dominant une immense vasque. Et ces couchers de soleil florentins qui font si carte postale : l’Arno en technicolor, Florence des deux côtés avec des taches rouges, brillant dans le rose opalin général. C’est un bain de couleurs. Rendre ces couleurs, ces teintes sur la toile !… Il y a une sorte d’énervement, une crispation fiévreuse à sentir sous votre pinceau fuir ces couleurs, ces sensations qui vibrent par tous vos pores. 

« Et il y a le musée des Offices avec ses Michel-Ange, ses Raphaël, ses Botticeli, le fameux groupe du « Printemps »et la « Naissance de Vénus » : le dessin prime la couleur qui le souligne et l’effet qui en résulte est une peu plat, en raison de la discrétion du modèle ; mais les teintes générales sous dominante claire, la composition et la pureté extraordinaire des détails sont absolument emballants. J’ai eu la révélation des Ghirlandaio dont je n’ai pas soupçonné la brutale vigueur et des Filippo Lippi d’une facture et d’une composition très gothiques.

« Jeudi soir. Avant le départ de Florence pour Pérouse. 

« J’ai pu écouter pendant une heure, à travers une porte entrebâillée, des extraits de la « Traviata ». J’ai dit extraits parce que l’opéra a été donné dans un ancien cloître attenant à une rue et le démarrage des tramways et des motocyclettes fait des coupures inattendues dans l’œuvre de Verdi. Il y avait pas mal d’Italiens goûtant par la même porte un peu de musique. Ils étaient de tous les âges. Il y avait même un chien. Ce chien s’avisait d’aboyer quand tout le monde dans le cloître applaudissait et tout le monde de dire « chut » au chien, qui s’en allait l’oreille basse devant le regard courroucé de son maître mélomane. 

« À minuit, nous quittons Florence à regret. Un mirage fuit dans la nuit, mais d’autres renaîtront demain avec le soleil. 

« Et ce seront Pérouse, Rome, Naples, Pompéi, Capri, Palerme et Tunis. 

« Le cercle se refermera sur Paris dans un mois. Et le vertige continuera à tordre les nerfs, à exacerber les sens énervés par ces immenses placages de jaune, de rouge, d’ocre, à assommer une inspiration en délire et à laisser des éblouissements incendiaires dans les yeux aveuglés. Le souvenir est unique, superlatif. 

« L’impression du beau, haut en couleurs et en lumière, écrase à force d’être répétée. »

V.M.